De nos frères blessés

De nos frères blessés



Fernand Iveton, Français d’Algérie, militant communiste, indépendantiste, et membre du FLN. En 1956, il pose une bombe dans un local vide de son usine, réglant le minuteur pour une explosion prévue après la fin du travail, pour ne blesser personne. La bombe n’explose pas mais il est arrêté, torturé, et condamné à la peine capitale après un procès expéditif, et très médiatisé. De nos frères blessés est le premier roman de Joseph Andras, publié en 2016. Il retrace en parallèle l’arrestation d’Iveton et sa condamnation ; sa jeunesse, sa rencontre avec sa femme ; la formation de ses convictions politiques. L’idéalisme d’un homme qui rêvait de liberté pour tous, et a payé le prix de la raison d’Etat. Au centre de la structure de ce livre, il y a la précision, la finesse et la pudeur de la langue, qu’on écoute plus qu’on ne la lit. Les qualificatifs incisifs à l’intérieur d’une phrase narrative poétisent une parole par ailleurs directe et limpide, qui est déjà une parole de théâtre. Nerveuse, ciselée. Le point de vue sur l’Histoire, très clair, reste souterrain. Le lecteur a la place d’imaginer, de sentir, et de penser par lui-même. L’arrestation ; la cure en France des années auparavant ; l’interrogatoire ; la rencontre avec son épouse Hélène ; … L’entrelacs de séquences à l’intérieur d’un récit qui avance relève d’une structure fondamentalement théâtrale, au rythme extrêmement précis. L’éclatement de la narration donne du nerf à la trame, casse la chronologie. Comme une conversation : des narrateurs viennent s’ajouter l’un après l’autre pour construire le récit par couches, l’enrichissant à chaque changement de focale. Cette pluralité devient chorale, et chaque partie narrée soutient l’autre. Ces différentes perspectives peignent un portrait multiple et simplement humain d’Iveton : sa vie, ses rêves, ses espoirs, sa foi en l’humanité.

De nos frères blessés pose d’emblée ces questions. Nous avons besoin d’entendre cet appel à la liberté et à la fraternité, aujourd’hui que la société ne cesse de se cliver et où la violence, l’individualisme, le rejet de l’autre se répandent. Ce livre est un hymne à l’espoir, un grand souffle qui a foi en un idéal d’humanité.

J’ai lu et imaginé ce roman historique comme la parole que se passerait un petit groupe de personnes, comme la transmission orale d’un conte ancestral. En Grèce antique, en Afrique. L’endroit du récit, de la parole vraie, humaine, est essentiel dans mon travail de metteur en scène. La précision documentaire, la fiction, ces questions importent peu. Ce qui importe, c’est ce qu’on charrie avec cette histoire, c’est l’émotion et la force qu’on veut transmettre à l’autre. L’histoire racontée, le conte, est un endroit bien plus « vrai » que les récits factuels, ou les flux d’information continue dont l’époque nous abreuve. C’est une vérité au sens humain, au sens où l’on touche à l’essence d’une chose. L’endroit de théâtre que je veux convoquer, c’est celui de l’Assemblée. On se réunit là, dans le noir – c’est déjà un rite - pour écouter, voir, dialoguer, penser et sentir ensemble. L’écriture de Joseph Andras s’y prête fortement. Le théâtre peut faire ressentir aux spectateurs ce que j’ai ressenti à la lecture : un grand sentiment de solidarité, d’amour de l’humanité, et surtout l’espoir qui survit jusqu’au bout, malgré la tragédie et le couperet de l’opinion publique, qui dicte une sentence exemplaire à l’Etat acculé. Un théâtre qui célèbre la fraternité, l’intelligence, au-delà des barrières raciales, sociales, politiques... Le retour à quelque chose d’essentiel, qui prend le temps du contact et de la rencontre, comme alternative à un monde qui ne cesse de se courir après sans trop savoir où il va.

Il y a au plateau quatre ou cinq acteurs(trices). Nos frères blessés, ce sont eux. Leur parolecontée, leurs corps tissent un récit multiple, plus vivant que jamais dans l’imagination et la parole. Le spectateur vit ce présent avec eux. L’urgence de dire implique une transmission ; la mise en scène est conçue comme un rite. Sur scène : un arbre à palabre, autour duquel l’on se réunit pour interroger le parcours de Fernand Iveton, comment il vécut, comment il est mort, son histoire dans la grande Histoire, qui il est pour nous, public contemporain. Le spectacle épouse les contours du roman, il se construit avec précision sur la trame. Il n’y a pas d’adaptation du texte ; personne ne « joue » Fernand, ni Hélène ou René Coty. Seulement un récit, des narrateurs, une parole la plus concrète possible : raconter c’est revivre. Ne rien ajouter qu’un lieu de rencontre entre interprètes et spectateurs, qui explorent cette histoire ensemble. D’abord un(e) acteur(trice), puis deux, puis trois… comme autant de points de vue. Le récit se construit et se ramifie petit à petit, comme un arbre là aussi. Plutôt qu'une mise en scène « réaliste », nous travaillons sur les sons, les jeux d'ombre et de lumière ; la force d'évocation des acteurs est appuyée par la vidéo projetée sur les corps et une scénographie brute montrant un arbre décharné, parfois trempé de pluie, dont l’aspect change avec le temps. Le spectacle part du calme, de la solitude, et grimpe sans cesse en intensité, en polyphonie, en force, devient de plus en plus dense à mesure que les voix s’ajoutent, se complètent, prennent la parole, la laissent, la rendent. Cela sans jamais de violence entre les narrateurs. Avec respect et tendresse pour la parole de l’autre, avec l’envie de la porter, la soutenir et la faire éclater plus large encore. Un passage de relais, en somme, où chacun galvanise l’autre. Où le rythme, d’une précision musicale, est central : les acteurs jouent une partition.

conception Fabrice Henry

avec Thomas Resendes, Clémentine Haro, Vincent Pouderoux

création lumière : Till Piro-Machet